Réminiscences de lieux & mémoire sensorielle: Influences du vécu sur les perceptions d’ambiances et les usages urbains

Les habitants des villes construisent un vécu quotidien, des habitudes, des pratiques de passage, de rencontre – des pratiques habitantes situées. Au travers d’un entretien, d’un parcours commenté et d’un baluchon sensoriel, nous nous interrogeons sur le vécu sensible d’un usager de la place Edmond Arnaud dans le centre de Grenoble. Par ce biais, nous tentons de comprendre l’impact de la mémoire sensorielle sur la perception des ambiances urbaines et, par extension, sur les pratiques spatiales construites par les citadins.

Quel rôle joue la réminiscence dans l’appréhension sensorielle des ambiances urbaines ? Dans quelle mesure le vécu personnel participe-t-il à construire la perception et l’usage d’un lieu ?

Le rôle d’usager est central dans notre approche car il est celui qui expérimente l’espace seul, mais aussi en interaction avec d’autres. La finalité de ce travail est de comprendre et d’analyser la place et l’intégration du vécu sensible dans la vision d’espaces fréquentés de manière quotidienne, ou, dans le cadre de cette enquête, de manière hebdomadaire. Nous avons pris le parti de rédiger ce billet en présentant des déductions issues de la sensibilité de l’enquêtée.

fig.1 : Carte sensible et mémorielle de la place Edmond Arnaud, Noor DOUGIER & Adèle SIGNORET, 2022.

PERCEVOIR SON ENVIRONNEMENT

L’ordinaire invisible

S’enroule autour de nous une épaisseur souvent invisible d’un quotidien qui nous enveloppe dans un ordinaire et nous glisse dans une sorte de banalité. Cette banalité, parfois, lisse les espaces qui deviennent une place comme une autre ; “c’est une place normale” (F_E_ND_AS_20220314). Les lieux ne sont pas toujours regardés de manière affirmée, perçus par un sensible qui, bien que ne nous quittant jamais, parfois s’efface. Dans son ouvrage Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Georges Perec fait le compte-rendu de ce qui ne mérite habituellement pas d’être relevé (2008). Alors l’espace devient quelque chose de nouveau, quelque chose qui sort de sa banalité inhérente de quotidien.

Notre environnement n’est composé que de choses qui nous paraissent sans importance, de choses auxquelles nous ne prêtons même plus attention et qui pourtant constituent notre vie ordinaire. Cet ordinaire est la simplicité des choses et leur beauté inhérente. Il revient alors à chacun d’observer dans son quotidien ce qui rend les espaces si spéciaux pour soi, ce qui l’attire ou le repousse, ce qui le met en confiance ou l’inquiète.

Pouvoir d’éveil du parcours

Chez l’enquêtée, fréquentant hebdomadairement la place Edmond Arnaud, la connaissance du lieu est superficielle. Elle ne fait qu’y passer, empruntant régulièrement les mêmes chemins, occupant souvent les mêmes espaces. Toutefois, l’enquête menée a produit un éveil chez elle. La démarche empirique du parcours a ouvert un espace-temps de découverte : “Je suis jamais allée là” (F_P_ND_AS_20220315). L’expérience des lieux n’est parfois que liée à un besoin, un besoin d’aller par là, d’être là et d’y passer du temps. Ici, la place est à la fois un espace traversé, un carrefour entre des espaces, mais elle est aussi un lieu où divers usages se côtoient. Initialement, le lien de l’enquêtée à cet espace demeurait fonctionnel. Aujourd’hui, elle s’approprie l’espace, elle apprend à le connaître, car elle y exerce une activité de bénévolat et y passe plus de temps.

Le fait même de réaliser cet exercice d’introspection sur ses propres sensations lui a apporté un nouveau regard sur la place. L’enquêtée nous a avoué que, lorsque le temps lui donnait envie, réaliser le baluchon était comme un jeu. Elle semble avoir appris à regarder autour d’elle. Le parcours révèle ainsi son pouvoir d’éveil et de transformation des représentations d’un environnement.

QUALITÉ SENSIBLE DU VÉCU URBAIN

Un vécu sensible

Nous entendrons ici le sensible comme la « vie des sensations » (Laplantine, 2005 in Howes et Marcoux, 2006), c’est-à-dire les relations que nous entretenons avec toutes nos perceptions. Les allusions régulières de l’enquêtée à la beauté de ce qui l’entoure appuient son rapport esthétique aux lieux traversés. Dans son cas, la perception est grandement fondée sur le “voir”, l’enquêtée s’exprimant avec admiration “Ooh, c’est beau !(F_P_ND_AS_20220315). Cela oriente son rapport affectif à l’espace avec des répétitions du verbe “aimer”.

Un vécu nuancé dans le temps

Les observations et ressentis de l’enquêtée dépendent de son énergie, de son humeur. Ces dernières sont grandement influencées par les variations saisonnières : “L’été c’est vert, et maintenant c’est vide” (F_P_ND_AS_20220315). L’entretien et le parcours ont tous les deux eu lieu des jours de beau temps. Cependant, lors d’un suivi de baluchon, durant une semaine de mauvais temps, l’exercice ne lui semblait plus avoir de sens, tout semblait morose et ça ne servait “à rien” (F_B_ND_AS_20220405). Sa perception de l’espace, du beau, procède donc du temps qu’il fait : “Par exemple ça, maintenant, c’est pas beau, c’est trop moche, mais je sais qu’en été, quand ce sera vert, ce sera super beau” (F_P_ND_AS_20220315). Les conditions météorologiques conditionnent fortement la perception de l’enquêtée. 

D’autre part, une altercation avec un homme présent sur la place, survenue avant de réaliser le parcours in situ, a bouleversé l’enquêtée. Elle envoyait simplement un message et il l’a apostrophée, lui demandant qu’aucune photo de lui ne soit prise. Par rapport à notre première rencontre et à l’entretien, nous avons distingué un changement de confort, de confiance. Cet événement l’a marquée pour nos échanges postérieurs : le parcours notamment, ainsi que le baluchon. Elle était moins à l’aise sur la place, nous a même indiqué qu’elle avait tendance à ne pas s’y éterniser seule.

Un vécu nuancé dans l’espace

Au même titre, nous observons de très nettes nuances dans son vécu spatial de la place : certains espaces, passés inaperçus, disparaissent presque des échanges, tandis que d’autres la touchent particulièrement “j’adore ce théâtre et j’adore les arbres. Ce sont mes choses préférées” (F_B_ND_AS_20220405). Les sensibilités personnelles axent le regard sur des ambiances et des éléments du paysage particuliers auxquels chacun a plus ou moins de facilité à se rattacher. Le sensible étant propre à l’individu, l’expérience sensible ne peut alors que l’être elle aussi.

La vision de situations et d’ambiances urbaines ainsi que le vécu personnel sont ancrés dans des ressentis sensibles. Ces entités sensorielles se nourrissent mutuellement. La perception sensible crée la vision et le vécu d’un lieu, comme nous l’avons vu. En parallèle, elle est aussi bien guidée par un vécu passé.

VISION CONSTRUITE, MÉMOIRE SENSORIELLE

Réminiscences

Nous cherchons souvent à relier nos divers lieux de vie aux endroits que nous fréquentons au quotidien. Ces réminiscences nous enveloppent dans un souvenir affectif des espaces. Elles peuvent créer chez nous des sentiments d’étrangeté, car les compositions spatiales ne ressemblent pas toujours à celles que nous connaissons, à nos référentiels personnels. En effet, notre enquêtée n’étant pas d’origine française, elle vit les espaces grenoblois qu’elle décrit comme bizarres pour elle. “C’étaient d’autres petits mondes, c’étaient d’autres gens et la ville elle était pas comme ça. Ça ressemblait pas du tout” (F_E_ND_AS_20220314). Des mondes qui se mélangent, qu’elle compare et qui ont chacun leurs avantages et leurs inconvénients. Lors des trois rencontres, l’enquêtée a évoqué des souvenirs d’espaces ou d’ambiances de villes de son enfance. Ces espaces guidaient sa lecture du lieu et ravivaient en elle des sensations.

Pendant le parcours, les sensations issues du vécu sensible de l’enquêtée, ancré dans l’enfance, ont impacté directement la prise en compte des espaces. En découvrant un lieu attenant à la place, telle une arrière-cour, l’enquêtée a fait preuve d’émotions vives, se rappelant des lieux habités par le passé “ça ressemble au Kazakhstan” et “je me souviens quand les disques c’est devenu démodé, et du coup beaucoup de gens faisaient les décorations avec ça” (F_P_ND_AS_20220315). L’odeur du lilas, la morphologie assez fermée de l’espace, les disques scintillants pour éloigner les pigeons ont fait ressurgir des images chez l’enquêtée.

Influence du souvenir dans le vécu sensoriel présent

Il est toujours plus facile de rattacher les choses à ce que l’on connaît préalablement. Notre parcours de vie se construit petit à petit par des expériences, une succession de petites choses qui créent une sorte de réconfort, des repères. Nous observons que l’enfance et les espaces où nous grandissons nous suivent et influencent nos ressentis. Ces derniers peuvent être tout aussi bien positifs que négatifs. Ce rapport aux lieux mêlé à celui des souvenirs peut rappeler l’idée de la mémoire proustienne, du replongement dans l’enfance (Proust, 1988). Une sensation ramène à un souvenir de jeunesse, comme a pu le faire la neige sur les montagnes que notre enquêtée a toujours connues dans son passé “moi j’ai toujours vu la neige” (F_P_ND_AS_20220315).

D’un autre côté, son référentiel d’étrangère variant du nôtre implique des variations dans ses constats et vécus d’espaces et d’ambiances. Le froid et la neige grenobloise n’ont rien à voir avec ceux de la Russie ou du Kazakhstan. Pour elle, ici, il ne fait pas froid. Ensuite, pour avoir grandi dans une petite ville industrielle où l’air était bleu de gaz, Grenoble, contrairement à ce que beaucoup peuvent énoncer, propose un air léger où il est facile de respirer.

CONCLUSION

Au regard de l’enquête sensible menée, nous observons que la méthode suivie et développée possède la capacité de construire un nouveau vécu “inédit”. L’expérience extra-ordinaire modifie la perception et la connaissance d’un espace, les projections qui y sont faites. Au contact de faits urbains nouvellement découverts, les sens contribuent à “faire empiéter le passé sur le présent et à faire naître la félicité” (Suixiang, 2009). Alors une appréhension sensible des lieux est possible, nourrissant des pratiques spatiales potentiellement changées, des usages transformés, en lien aux lieux appréciés. Le sensible naît de sensations directes liées aux ressentis, ainsi qu’à un vécu plus ancien qui construit nos réactions instinctives, nos réflexes. Comme une rétroaction, les sensations découlent d’un vécu et ce vécu lui-même peut être rappelé par les sens. L’un influence l’autre, dans une forme de “mémoire involontaire reliée aux sensations” (Suixiang, 2009). On peut légitimement s’interroger sur la sensation de beau évoquée par l’enquêtée : n’est-elle qu’une construction basée sur des expériences passées, et ainsi propre à chacun ?

BIBLIOGRAPHIE

Howes, D., & Marcoux, J.-S. (2006). Introduction à la culture sensible. ­Anthropologie et Sociétés, 30(3), 7-17, https://doi.org/10.7202/014922ar

Perec, G. (2008). Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. Bourgois.

Proust, M. (1988). Du côté de chez Swann. Gallimard.

Suixiang, C. (2009). Une réflexion sommaire sur le temps de Proust. Synergies Chine, 4, 89-96, https://gerflint.fr/Base/Chine4/Suixiang.pdf

Cite this article as: Noor DOUGIER, Adèle SIGNORET, "Réminiscences de lieux & mémoire sensorielle: Influences du vécu sur les perceptions d’ambiances et les usages urbains," in Le Cresson enseigne, 22/07/2022, https://ehas.hypotheses.org/6186.

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